„Mais où est-elle passée? Où est passée cette guerre des civilisations qui devait marquer le XXIe siècle et où sont passées les antiennes sur l’incompatibilité entre islam et démocratie? Quoi qu’il arrive maintenant en Egypte, elles sont passées à la trappe, démenties, balayées par les manifestations du Caire et de Tunis, par cette exigence de liberté qui a soulevé des populations musulmanes et terrifié des autocraties auxquelles leurs salles de torture avaient donné l’illusion de l’éternité.
C’est la première leçon de ce printemps arabe. Tout comme les ébranlements successifs du soviétisme avaient montré, dès 1956, que le communisme n’était pas plus immuable qu’invincible, ce réveil de l’islam vient rappeler à quel point les valeurs de la démocratie sont universelles. Rien n’est plus inné, profond, naturel que l’aspiration à la liberté qui n’est bien sûr pas l’apanage de l’Occident, mais y a seulement triomphé plus tôt qu’ailleurs. Regardez ces visages et ces poings tendus, voyez ce courage et cette ivresse de l’espoir, entendez le frémissement qui, d’Alger à Damas, de Khartoum à Sanaa, a saisi le monde arabe, et vous y retrouvez les révolutions européennes de 1848, l’élan international de 1968 ou ce souffle de 1989 qui avait fait tomber le plus haut des murs.
Après des siècles de déclin et de colonialisme ottoman puis européen, après l’éradication de leurs démocrates par la logique binaire de la guerre froide, les peuples arabes courent à leur tour devant un vieux monde qui s’essouffle et chancelle. Hier, ils n’avaient le choix qu’entre deux monstres, les dictatures en place et celles que les islamistes leur auraient imposées. A tout prendre, des pans entiers de ces sociétés préféraient encore la corruption vieillissante des autocrates au fanatisme des barbus, jeunes et tout en muscles.
Contrairement à une idée reçue, ce choix n’était pas seulement celui de puissances occidentales mais également celui des classes moyennes, des grandes fortunes et des employés et ouvriers vivant des délocalisations et sous-traitances européennes et américaines. Les dictatures arabes avaient longtemps eu une base sociale forgée par la peur des islamistes mais, deuxième leçon de ce printemps, une troisième force, la jeunesse démocrate qui a initié ces manifestations grâce à Internet, s’est désormais constituée au Maghreb et au Machrek où l’islamisme s’est bien autant essoufflé que les autocraties.”